« Nostalgie, Camarades… ! » , ou le livre et le « Casque d’Acier »…

S’il faut en croire certains bons auteurs, « L’Homme est tout entier dans sa bibliothèque ». Cette assertion péremptoire mérite sans nul doute d’être quelque peu nuancée. Car, après tout, au fil du temps, les centres d’intérêts des hommes (et des femmes !) peuvent parfaitement changer et l’éclectisme d’une bibliothèque peut naître de ces passions (ou de ces obligations professionnelles ) successives.  Certes, quand un évènement majeur a marqué la vie de la personne,  sa collection livresque en a souvent  conservé une empreinte majeure, quelquefois incontournable, et plus d’une fois il arrive que ce souvenir d’un très ancien « trauma » se manifeste sous une forme tantôt lancinante, tantôt fantasmée dans un univers d’encre et de papier. Rarement, l’expression de ce « passé qui ne passe pas » se coule dans des écrits totalement apaisés, qu’ils s’affichent comme frappés au coin d’une sérénité prétendument retrouvée  ou qu’ils  relèvent  d’une approche plus scientifique, histoire « de faire objectivement le bilan »,  d’appréhender avec un autre regard ces années englouties dans le puits du temps… Ici et là, en effet, suinte le poids des mémoires meurtries, des vains moments d’exaltation, des espoirs déçus, des jeunesses galvaudées, des promesses non tenues…Ce type de littérature et de sentiments (de ressentiments ?) abonde dans les cercles d’anciens combattants, de toutes les époques et de tous les pays…

Une bibliothèque comme celle du CegeSoma, vouée par essence et par « Mission statement » à l’étude des deux guerres mondiales, ne pouvait manquer de rencontrer sur son chemin ce type de littérature. Elle s’y est montrée d’autant plus attentive que ces écrits abondent, tantôt sous la forme de « journaux personnels » ou de souvenirs soldatesques édités à compte d’auteur, tantôt coulés sous forme de récits historiques traitant de grandes unités en campagne ou d’engagements majeurs sur le plan stratégique. Dans ce dernier cas, ils bénéficient alors de supports matériels plus élaborés par la grâce d’une maison d’édition accueillante,  et ils peuvent même espérer rencontrer en librairie la faveur du grand public.  Est-il besoin de préciser que l’historien de service perçoit très vite les limites de ce genre de production, et d’abord leur part de subjectivité-qui n’est pas petite. Figée sur l’horloge d’une époque aux aiguilles arrêtées à jamais, l’auteur dépasse rarement le côté factuel des choses, conceptualise peu, et met très rarement en perspective son odyssée  personnelle  ou celle de la communauté  guerrière /militante à laquelle il a adhéré dans un moment déterminant de son existence.

Pour le dire autrement, la capacité critique de cette sorte de littérature est faible, et consciemment  ou inconsciemment ces textes présentent un fort caractère apologétique, la somme des épreuves traversées du fait de ces choix justifiant tout, excusant tout. Et nécessitant parfois quelques  « oublis » : le rappel de certains faits posés dans tel ou tel endroit, entre deux combats, risquerait en effet, au regard du lecteur contemporain, de « faire tache »,  d’altérer la valeur ou la pureté des engagements extrêmes posés « in illo tempore »…Néanmoins, la collation systématique de ces écrits, de ces récits, grâce à leur côté factuel, permet de dresser le portrait psychologique d’une époque, d’une communauté, dans son « espace-temps » spécifique.

D’une certaine manière la bibliothèque de Jan Vincx, déposée récemment dans les murs de notre institution grâce à l’amabilité de sa famille, est assez représentative de cette littérature « engagée », mais beaucoup plus dans son aspect strictement guerrier que dans son interface militante et politique. A vrai dire, Jan Vincx n’est pas un inconnu dans le petit monde des historiens néerlandophones étudiant la dernier conflit mondial. Engagé volontaire sur le front de l’Est dans la Waffen-SS alors qu’il était âgé d’une petite vingtaine d’années, il appartient à cette catégorie de combattants « qui sont revenus…mais qui n’en sont pas revenus ! ». Si l’on s’en tient à sa bibliothèque, la parabole de son idéal flamand réside dans son engagement sous la tenue feldgrau, au service de la « Grande-Allemagne » et de l’ »Europe nouvelle ». Une « Europe nouvelle », comme chacun sait, à la tonalité un peu particulière... En accumulant des dizaines, des centaines d’ouvrages sur la « croisade à l’est » et sur les différentes unités de la Waffen-SS  qui y ont été impliquées, Vincx ne se pose pas vraiment de questions : il visite et revisite un combat et des combattants sans jamais les renier ou en remettre en causes les finalités (on devine ce qu’aurait été la germanisation de l’espace russe en cas de victoire du Reich). On voit combien cette littérature, qui, dans ses collections, est essentiellement en langue néerlandaise, est clichée, figée dans le registre guerrier. En outre, elle s’inscrit plutôt dans une production fort à la mode dans les années ’70 et ’80, lorsque, dans nos régions, les censures et autocensures nées au lendemain  de la Seconde Guerre mondiale s’affaiblissant avec l’écoulement des ans, les historiens de métier  et les historiens amateurs ont pu aborder avec de moins en moins de réserve tous les aspects de la collaboration, y compris dans ses aspects militaires, paramilitaires ou policiers… Et parmi ces historiens amateurs, on trouvait notre Jan Vincx, auteur prolifique puisqu’il ne s’est pas  limité à se constituer une simple bibliothèque thématique :  l’on doit à sa plume  non seulement une monumentale étude (7 volumes)  intitulée Vlaanderen  in uniform et parue aux éditions « Etnika » de 1980 à 1984,( toujours prisée par les amateurs d’uniformologie), mais aussi  de  plus discrètes contributions à caractère autojustificatif, comme les ouvrages collectifs qu’il a patronnés, avec  Wee de overwonnen ! Strijd en offergang van de Vlaamse vrijwiligers tijdens en na de Tweede Wereldoorlog van 1940 tot… (paru également chez “Etnika” en  1985) ou  Archivalia 1940-1945 : Vlamingen aan het Oostfront, Vlamingen op het thuisfront (Etnika, 1995).

 Dans cet ensemble, les amateurs de témoignages  épicés ou dramatisés ainsi que les personnes friandes de récits picaresques  ou de photos de matériel militaire trouveront sans doute leur compte…Les autres se diront qu’une bibliothèque comme celle du CEGESOMA ne peut ignorer le fait que tout peut faire farine au bon moulin…et  s’ils n’en ont pas usage, ils iront voir plus loin, dans l’opulence de nos collections où chacun pourra trouver chaussure à son pied !

Alain Colignon, bibliothécaire
10.9.2020