Monroe Gordon (à l'extrêne gauche à l’arrière) devant le Dollie Madison, février 1944  (Collection privée de la famille Katz)

De San Francisco à Anderlecht, sur les traces d’un oncle aviateur

Comment faire des recherches sur le passé d’un parent pendant la guerre, quand un océan nous sépare des lieux où les faits ont eu lieu ? Portraits croisés de Monroe Gordon, membre de l’US Air Force sauvé par des résistants belges en 1944, et de deux frères, Steve et Rick Katz, déterminés à reconstituer l’histoire de leur oncle 78 ans plus tard, avec l’aide du CegeSoma.

4 février 1944. Monroe A. Gordon, 27 ans, est “flight navigator” pour le Dollie Madison, un bombardier B-17 de l’US Army Air Force. Il rejoint les neuf autres membres de l’équipage dans une mission au-dessus de Francfort.

Monroe Gordon (tout à gauche à l’arrière) devant le Dollie Madison, février 1944
(Collection privée de la famille Katz)

Novembre 2020, San Francisco. Steve Katz est choqué de découvrir des tracts à croix gammée placardés sur les murs de son quartier par un militant néo-nazi. Cela ravive les souvenirs d’une histoire familiale restée floue : celle de son oncle qui a rejoint l’US Army Air Force pour combattre la domination nazie de l’Europe pendant la Seconde Guerre mondiale. Le besoin de savoir, de mettre des mots et des visages sur cet épisode se fait alors sentir : que lui est-il réellement arrivé, qui sont ces personnes qui l’ont sauvé et protégé de l’armée allemande, quelle est l’histoire de ce jeune homme resté en Europe pour combattre le nazisme ? L’enquête est lancée.

4 février 1944. Le bombardier revient de sa mission au-dessus de Francfort, lorsque soudainement des problèmes de moteur se produisent, obligeant le pilote à faire descendre le Boeing d’une altitude de croisière de 9 000 mètres à 900 mètres avant d’ordonner au reste de l’équipage de sauter et de déployer leurs parachutes.

Portrait de Monroe Gordon (1943) retrouvé dans
les archives de la famille Katz  

 

Décembre 2020. Steve et Rick Katz savent seulement que leur oncle défunt était à bord d’un bombardier qui s’est écrasé « quelque part en Europe un certain jour »  pendant la Seconde Guerre mondiale, avant d’être secouru par des inconnus. Les seuls autres éléments en leur possession : un portrait de leur oncle en uniforme et un numéro de matricule. Le jeu de piste commence, ils devront identifier l’insigne, établir des contacts, rechercher des sources et comprendre progressivement le contexte...

4 février 1944. Monroe Gordon doit évacuer son avion en parachute et atterrit à quelques kilomètres de Mons, dans la province du Hainaut, près du village de Montignies-Iez-Lens.

Montigies-Iez-Lens (Hainaut, Belgique), où atterrit en urgence l’aviateur Monroe Gordon
le 4 février 1944

Janvier 2020. Dans un rapport du renseignement militaire de l’US Army Air Force intitulé « Escape and Evasion », Steve Katz découvre une liste de personnes ayant abrité et protégé son oncle pendant les huit mois qui ont suivi son parachutage forcé, sans plus de détails.

Extrait du rapport “Escape and Evasion”, liste des personnes ayant secouru Monroe Gordon en Belgique.
(U.S. National Archives Catalog https://catalog.archives.gov/id/5556283)

Avril 2021. Grâce au Musée de la Résistance, Rick et Steve Katz apprennent l’existence du CegeSoma et commandent bientôt une copie des dossiers personnels des résistants mentionnant l’aviateur allié Gordon (via l’équipe scientifique et le service de reproduction du Centre). La première zone d’ombre s’éclaircit : c’est une certaine famille Vos qui a secouru et abrité l’aviateur le jour de l’accident.

Le dossier personnel Maurice Vos établi par la Sûreté de l’État dans le cadre d’une demande de
reconnaissance nationale d’activités de résistance indique que la famille Vos a sauvé
Monroe Gordon et l’a caché que pendant une courte période (Collections du CegeSoma)

5 février 1944. Après son parachutage sur le sol belge, Monroe Gordon, souffre de blessures aux côtes et aux jambes et est secouru par la famille de Maurice et Louisa Vos. Habillé en civil, il se réfugie dans la ferme familiale Vos, puis est caché dans leur grange sous des balles de foin tandis que des soldats allemands arrivent à la recherche des aviateurs américains.

Louisa Vos et Monroe Gordon, 5 février 1944
(Collection privée Isabelle Pain)

 

Septembre 2021. Rick Katz trouve des souvenirs que leur oncle avait conservés : parmi eux, une photographie de Monroe et Louisa Vos, datée du 5 février 1944 – le lendemain du crash – mais aussi des lettres. L’une d’elles, signée Nan Keen, permet aux frères Katz d’avancer dans leur compréhension des faits. Après quelques recherches supplémentaires, ils découvrent que la famille Vos avait fait en sorte que 15 membres de la famille de cette jeune fille juive – alors connue sous le nom de Nan Miliband – soient cachés dans tout le village de Montignies-lez-Lens. Nan et sa mère Renée vivaient également cachées dans la ferme familiale Vos et ont été les témoins directes des événements du 5 février :
“Dans la grange, nous avons grimpé l'échelle et l'avons recouvert de foin avant de nous cacher près de lui. Après un moment, la porte de la grange s'est ouverte et des Allemands armés sont entrés et ont commencé à remuer les gerbes de foin éparpillées au rez-de-chaussée de la grange. Nous nous sommes cachés sans presque oser respirer. Heureusement, ils ont décidé de partir au bout de quelques minutes en déclarant qu'il n'y avait personne dans la grange. [Notre traduction] Source : The Telegraph

Les femmes Miliband et Vos : de gauche
à droite : Nan Miliband,
Renée Miliband, Renée Vos, Louisa Vos,
1943 (Collection privée Isabelle Pain)

 

Grâce à ces informations sur les familles Miliband et Vos, Steve et Rick entrent en contact avec Vincent Vagman, auteur de "La Famille Miliband : Un demi-siècle dans les tumultes de l'Europe". Vagman présente Steve à Isabelle Pain, la fille de Renée Vos. La boucle est bouclée. Le lien a été établi.
Grâce à ce récit, Steve et Rick apprennent également que le séjour de leur oncle Monroe s'est poursuivi plus au sud, dans le village de Blaregnies, à quelques kilomètres de la frontière française.

Février 1944. Quelques jours après avoir été secouru par la famille Vos, Monroe Gordon, muni d’un faux passeport, trouve refuge chez deux résistants belges dans le village de Blaregnies.

28 septembre 2021. Steve Katz sollicite à nouveau le CegeSoma afin d’en savoir plus sur les deux femmes qui auraient aidé son oncle. Les seuls indices dont il dispose sont quelques photos conservées par son oncle et deux noms – Mme Biron et Mme Mislaine – répertoriés dans le rapport Escape and Evasion.

28/09/21, 14h26, Steve Katz : « Jusqu’à présent, je n’ai pas pu trouver d’informations à leur sujet, malgré le fait que notre oncle ait passé des mois caché chez elles. Y a-t-il un moyen de déterminer si le Cegesoma pourrait avoir des dossiers les concernant ? »

28/09/21, 15h02, Fabrice Maerten (CegeSoma) : « J’ai trouvé les dossiers personnels de Mme Biron et Mme Mislian dans la série de dossiers du personnel de la Sûreté de l’Etat pour les agents de renseignement et d’action (AA1333). En réalité, Mme Biron s’appelle Julie Alterman, veuve Biron, née le 20.03.1881; et Mme Mislian s’appelle Adilie Alterman, veuve Mislian, née le 30.05.1874.  Elles sont donc toutes les deux sœurs! »

Février 1944. En plus de Monroe Gordon, les sœurs Alterman abritent trois de ses compagnons d’équipage ayant échappé aux soldats allemands : Robert Walther, Lester Smith et Don Dahlin. Monroe Gordon restera 8 mois chez les soeurs Alterman, jusqu’à la Libération, en septembre 1944.

Les soeurs Alterman avec leur chien Flicka, et les aviateurs Lester Smith, Bob Walther, Don Dahlin,
Gerald Miller, Monroe Gordon et Paul Herring, septembre 1944. (Collection privée de la famille Katz)

Septembre 1944. Après des mois sans nouvelles, les parents et la sœur de Monroe reçoivent un télégramme de l’US Army Air Force leur annonçant que l’aviateur est vivant, à Londres !

Octobre 2021. Munis de nouvelles informations sur Julie et Adilie Alterman, Steve et Rick Katz prennent contact (via le musée MaquiStory à Silly, Belgique) avec Sylvie Dujardin. Avec ses élèves de  l’école communale de Blaregnies, cette institutrice a créé un remarquable projet d’histoire locale sur les sœurs Alterman et le rôle de la résistance belge à Blaregnies. Par l’intermédiaire de Sylvie, Steve et Rick sont mis en contact avec les membres du cercle d’histoire de Quévy – Le Cercle des 10 Clochers  – qui ont mené des recherches approfondies sur cette histoire.

Décembre 2021. Après avoir reconstitué l’itinéraire de leur oncle en Belgique et cartographié la constellation de personnes l’ayant secouru, Steve et Rick Katz décident de poursuivre leurs recherches. Ils demandent au CegeSoma de reproduire les dossiers personnels d’autres résistants liés à la famille Vos et aux sœurs Alterman et cherchent à en apprendre davantage sur le contexte plus large de la résistance dans le Borinage.

Mai 2022. Anderlecht. Steve et Rick Katz, accompagnés du fils de Rick, Gary, visitent la salle de lecture du CegeSoma. C’est l’occasion pour eux de tenir entre leurs mains les dossiers qui leur ont permis de faire la lumière sur l’histoire de leur oncle, mais aussi de chercher des réponses aux questions encore ouvertes : quel était le quotidien d’un homme de 27 ans caché pendant 8 mois avec deux sœurs dans la soixantaine ? La bravoure de la famille Vos, qui a caché Monroe mais aussi plus d’une quinzaine de Juifs, était-elle particulière et exceptionnelle ou s’inscrivait-elle dans une tendance plus large ? Pourquoi certaines femmes ayant joué un rôle-clé n’ont-elles pas de dossiers de demandes de reconnaissance à leur nom ? Qu’est-ce qui peut motiver un garçon de 18 ans issu du milieu rural à rejoindre un mouvement de résistance et à risquer sa vie ?

Nous avons tenté de les aider à trouver des ébauches de réponses avant qu’ils ne partent sur les traces de leur oncle à Montignies-lez-Lens et Blaregnies. Nous les remercions chaleureusement d’avoir partagé leur histoire et les différents documents illustrant cet article.

Retrouvez également le récit de Steve Katz sur Twitter : https://twitter.com/steve_katz/status/1458821042617536514

Anne Chardonnens, responsable secteur digitalisation

Steve Katz et son neveu Gary, dans la salle de
lecture du CegeSoma
Steve Katz avec deux membres de l’équipe scientifique du
CegeSoma : Anne Chardonnens et Fabrice Maerten
(Richard Katz © 2022)
La famille Vos (et un portrait photo de Maurice
et Louisa Vos) et la famille Katz devant la ferme
familiale, de gauche à droite : Gary Katz,
Olivier Dassonville, Steve Katz,
Françoise Dassonville, Rick Katz,
Blandine Druart (Richard Katz © 2022)
Avec les “témoins” à Blaregnies, de gauche à droite :
Rangée du haut : Bernard De Smet, Gary Katz,
Marie-Anne Mayez, Christophe Blondiau,
Steve Katz. Rangée du milieu : la fille de Jeanne Marchal,
Edmée Pivont, Sylvie Dujardin, Paloma Diaz Portillo,
Annette Cerisier, Julie Shaffer. Rangée du bas : Ghislain
Vanderlinden, Jeanne Marchal,  Jacques Blondiau.
(Richard Katz © 2022)